mercredi 29 janvier 2014

La quarantaine (illustrée)


À propos de Pinocchio

J'avais pensé appeler le film La Quarantaine, du nom de l'école et du quartier qui va avec, mais une amie m'a dit "non, ce sera Pinocchio". D'ailleurs, aujourd'hui l'école ne s'appelle plus comme ça et le quartier, la mairie l'aide à s'effondrer de lui-même, pour pouvoir construire de nouveaux lotissements dessus. Pour l'histoire, les écoliers venaient de la Quarantaine, d'un quartier qui s'appelle Troussier, où j'habitais, qui se trouve au bord de l'autoroute et du Garet, rendu célèbre par Depardon et sa ferme, la ferme de ses parents. Pinocchio correspond, à peu près, au moment où il s'est construit au Garet, un grand Centre Commercial, une piscine, un stade et une prison.

Quand j'ai numérisé la VHS, commencé à revoir ces images, à les montrer, j'étais étudiant, et Joseph Mouton, professeur d'esthétique à Nice, lui, trouvait qu'il y avait là quelque chose de sadien, dans ces voix invisibles qui dictent quoi faire, ordonnent à distance des enfants ahuris, et aussi, de ritualisé, de cérémonieux. Je connais mal les nuances, mais sadien, pas sadique. Les maîtresses n'ont rien fait de mal après tout.

Pour le sous-titre, j'irais plutôt vers un Grandeur et Décadence de l'école Publique. C'est une superproduction, une autocélébration, un grand Potlach destiné à on ne sait qui.

En fait, je ne connais pas très bien Tom, Tom, the Piper's son, beaucoup lu dessus, mais l'ai vu, une seule fois, sur une grosse TV, la VHS de Re:voir. Je pensais sûrement autant à Gloria! de Hollis Frampton. Le déplacement vient de là, je crois, de l'écran, vert et vide, dansant sur une gigue caquetante, rond comme une queue de pelle. Je me souviens particulièrement d'une remarque d'Abraham Ravett citant Bruce Jenkins à propos de Gloria! et "How sound can reenact the past".

La bande-son est faite de tests, de résultats de tests. Le passage le plus austère, ce serait l'épisode du cirque avec son système de gradation, en tout cas, ce que j'ai essayé de rendre. Le passage le plus compliqué à monter, sur lequel je suis revenu dix fois, c'est le première tableau, après l'ouverture, le petit orchestre de fûtes à bec. C'est tordu, Jiminy Criquet rentre, salue, traverse la scène et part se glisser derrière le décor. Je projetais une sorte de reconstitution de l'invention de l'acousmatique par Pythagore, il enseigne des préceptes à ses disciples derrière un drap. Une flûte se distingue de la masse, domine et semble comme ordonner les gestes, les marteaux se synchronisent une seconde et par là, inversion: les instructions viennent de loin derrière et non plus du côté de la caméra. Mes interventions partent de détails, de projections, de paradoxes concrets—excepté la forme générale dédoublée, la possibilité de voir le film comme deux fois.

Il n'y a aucun recadrage à proprement dit, il y a des variations sur les couleurs, le timbre de l'image, quelques effets de voilage, de trouée et toutes sortes de combinaisons d'effets pour la fn—la fin qui n'a pas de fin. Le passage le plus réussi, à mon avis, est durant la partie d'échec : l'écran est divisé en zones, avec un très court décalage temporel entre elles, ce qui donne un effet de saute et cette impression de reflet, de glacis.

Il n'y a pas non plus de re-montage, si ce n'est une inversion de scènes, l'arrivée à l'école est devenue une récréation et très hésitante sortie, et puis il y a le passage de vrai-faux montage alterné "je m'encage, tu m'encages, etc."

Au final, j'ai du enlever de la vidéo d'origine, à peine une minute entière de temps, quelques intertitres, attaques de plans, pas plus.

Mon idée était que tout ce qui relève d'opérations pour, disons, manipuler, transformer l'image passerait essentiellement par le son, par la production et la lecture de sons. On aurait comme ça des recadrages, plusieurs films en même temps, des rapports de dimensions, et puis summum! des espaces impossibles, des situations qui n'avancent plus, l'arrêt du flux.

Je n'ai pas essayé de faire un film angoissant. À vrai dire, je n'ai ni bon, ni mauvais souvenir de ce moment Pinocchio, j'ai souvenir de quelque chose qui se passait, qui était le thème du jour, de l'année. Je joue la scène où Pinocchio joue au billard, avec son nouvel ami Crapule. Mais durant le tournage, sous mon masque, j'étais incapable de rendre audible les quelques mots que j'avais à dire, alors, une petite fille qui, le reste du temps, jouait la Fée bleu et, par ailleurs, était la fille d'une des maîtresse, a dit mon texte, à ma place, à côté de la caméra. La disjonction ne vient pas de là, ce serait plutôt un alibi, mais de se voir parlé, par elle, là-bas, n'avait, alors, rien de vexant encore moins d'angoissant.

Il y a une formule que j'aime beaucoup, que l'on trouve dans le petit livre Musique de cinéma du duo Adorno-Hanns Eisler, qui dit « La musique de cinéma a le gestus de l'enfant qui chante dans le noir ».
J'ai essayé de décrire ce film, comme une tentative de mettre en scène le fait de regarder ces images aujourd'hui. C'est une des raisons de la partie fin, la possibilité de voir le film comme deux fois, ou sa copie. C'est un film sur le found footage, l'emploi d'enregistrements oubliés, de matériaux autobiographiques, l'objectivation (?). Il y a, notamment, une K7 qui est comme jetée dans la grande casserole de chocolat, durant la virée à l'île aux Plaisirs. C'est une cassette que j'ai retrouvé, qui est à peu près contemporaine de Pinocchio, où je chante, tape sur des trucs, accordéon... L'angoisse, ou autre émotion s'en approchant, serait plutôt de ce côté-là, de s'entendre chanter des chansons dont on a plus aucun souvenir. C'est ce que j'ai essayé de rendre.

La difficulté, l'une des, est comment tout cela est perçu, entre ce à quoi je pensais et ce qui est ressenti, par qui le reçoit.

Et oui, c'est pour être projeté.